C’est Ernest Renan, grand érudit violemment rabroué par l’Eglise, qui a été le premier, pourrait-on dire, à offrir une nouvelle existence à Averroès (Ibn Rochd). Il a été aussi le dernier, me semble-t-il, à juger le travail d’Averroès à sa juste valeur. Les arabophones et les musulmans, aussi bien en Afrique du Nord qu’ailleurs, l’avaient complètement oublié. Et pour cause : le monde géocentrique d’Aristote ne tournait pas rond. Les géomètres, depuis l’Antiquité jusqu’aux concitoyens d’Averroès (c’est à dire habitant la même cité), l’avaient remis en cause tout autant que les théories de son adepte et grand commentateur d’Aristote qu’est notre Averroès. Dans « Averroès et l’averroïsme », livre qui a ressuscité cette légende arabo-andalouse du Moyen-âge, Ernest Renan nous dit d’emblée que « Le XIIe siècle vit définitivement échouer la tentative des Abbassides d’Orient et des Omeyyades d’Espagne pour créer dans l’islamisme un développement rationnel et scientifique.
Quand Averroès mourut, en 1198, la philosophie arabe perdit en lui son dernier représentant, et le triomphe du Coran sur la libre pensée fut assuré pour au moins six cents ans. » . Et aujourd’hui, nous pouvons ajouter deux siècles à ce constat et confirmer, avec beaucoup d’amertume, que le monde de l’islam, qu’on nommait « islamisme » à l’instar de « christianisme », végète encore, les yeux voilés, recroquevillé sur lui-même, confiné dans l’enclos étroit du Coran, allergique aux lumières et à l’air libre que pourraient lui insuffler une pensée libérée. Ses faméliques chances résident aujourd’hui dans les héritiers de la facette d’Averroès qui renvoie quelque lumière. Ces héritiers qui, contre vents et marées, résistent encore à la déferlante d’un obscurantisme triomphant, dopé par des pétrodollars bien abondants.
Mais qu’en est-il au fait de l’Averroès que nous révèlent les recherches les plus récentes ?
1 – Ses aspects positifs et prometteurs:
Il faut rappeler que notre auteur avait reçu la charge d’expliquer l’œuvre d’Aristote. C’est le sultan almohade lui-même qui lui en avait passé commande. Le souverain voulait connaître l’avis d’Aristote au sujet du ciel, ou plutôt des cieux . Comme nous le verrons, le choix d’Aristote à cette époque précise n’était nullement anodin. Averroès est considéré par les spécialistes, et à juste titre, comme le Commentateur par excellence. Ils lui reconnaissent une honnêteté et une acuité intellectuelle tout à fait exceptionnelle. Mais n’allez pas penser pour autant, comme j’ai pu l’imaginer étant jeune, que les lettrés andalous du XIIe siècle étudiaient le grec et lisaient Aristote dans le texte. Ils vivaient en réalité sur l’héritage hellénistique conservé en bonne partie grâce aux chrétiens et aux juifs arabes du Moyen-Orient byzantin, lequel héritage a été récupéré par de nouveaux potentats de la région. Le marché des manuscrits étant devenu prospère et lucratif au cours du IX siècle, des traducteurs musulmans s’y sont aussi mis avant que des
savants arabophones n’enrichissent ce legs durant cinq siècles environ. Leur contribution indéniable à la science de leur époque ne peut être remise en cause.
Averroès est, à n’en pas douter, un logicien hors normes. Comme d’autres péripatéticiens arabophones avant lui, il invitait les souverains à introduire cette branche de la philosophie dans l’enseignement de son temps. Ce faisant, Averroès n’a pas hésité à s’attaquer vigoureusement à l’obscurantisme mystique (soufisme) qui a toujours consisté à vider les mots de tout sens, y compris ceux des textes sacrés, pour leur affecter le sens ésotérique d’un Maître. C’est une des raisons pour lesquelles son contemporain andalous et grand soufi, Ibn ‘Arabi, se méfiait de lui. Mais force est de constater que grâce à sa mystique, très poétique par ailleurs, Ibn ‘Arabi a fait et fait toujours plus d’adeptes que les rationalistes.
Averroès avait très bien compris que la tournure prise par la pensée musulmane à partir de Ghazali (XIe siècle), était un verbiage et une somme d’élucubrations incohérentes (tahâfut), contraires à tout esprit scientifique et logique tel qu’il a pu voir le jour chez les anciens Grecs, dont Aristote est un bon spécimen.
De ce point de vue, Averroès aurait pu devenir un sérieux point d’appui pour une renaissance des humanités gréco-romaines. Mais les sultans et les princes de l’époque n’étaient ni dupes ni suicidaires : ils avaient très bien compris qu’une telle entreprise serait fatale, non seulement pour le mysticisme, mais aussi pour toute la pensée religieuse ancienne, fondement même de leur pouvoir dont la pièce maîtresse était le coran et ses prescriptions. Dans le monde arabophone et musulman, cela n’a pas changé depuis. Si les régimes d’Afrique du Nord cultivent aujourd’hui un retour à la spiritualité soufie, c’est précisément pour partager le pouvoir avec quelques Maîtres en manipulation mentale et jouer encore une fois un mauvais tour de passe-passe à toute émergence de la rationalité dans ces pays.
2 –Aspects négatifs et handicapants de la pensée d’Averroès:
En bon connaisseur de l’œuvre d’Averroès, mais aussi de sa postérité en Europe, ce qu’on appelle l’averroïsme, Ernest Renan énonce un jugement éclairé que d’aucuns jugent sévère par certains côtés : « Averroès est en quelque sorte le Boèce de la philosophie arabe, un de ses derniers venus compensant par le caractère encyclopédique de leurs œuvres ce qui leur manque en originalité, discutant, commentant, parce qu’il est trop tard pour créer, derniers soutiens en un mot d’une civilisation qui s’écroule… » . Et en effet, même si Boèce, le Romain du Ve siècle, avait lui aussi embrassé la doctrine d’Aristote, commenté ses ouvrages et introduit la logique dans ses traités de théologie chrétienne, cela n’a pas empêché les brillantes civilisations byzantine et romaine de céder la place à un très long Moyen-âge.
Je crois que l’échec d’Averroès et de toute la pensée du Moyen-âge aussi bien musulmane, juive que chrétienne était dû au fait qu’elle avait renoncé à deux socles de la pensée grecque : la distinction entre mythes et discours logique et puis l’adoption d’une devise inscrite au fronton de l’Académie : « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». Sans grand risque d’erreur, nous pouvons dire qu’Averroès ne pratiquait la philosophie que pour mieux la domestiquer et la mettre au service de la foi, donc du pouvoir islamique. Tous les géomètres, plus ou moins confirmés, depuis Archimède jusqu’à Maimonide en passant par Ptolémée, avaient définitivement démontré que la physique géocentrique et sphérique d’Aristote était totalement incompatible avec les phénomènes, observés à ciel ouvert et à l’œil nu. Si Maimonide, contemporain d’Averroès et Cordouan comme lui, a eu le courage d’expliciter cette incompatibilité en consacrant tout un chapitre à la « difficulté d’une astronomie fondée sur Aristote » (chapitre 24 de la deuxième partie du Guide des égarés, Editions Verdier, 1979, p.317). Averroès, par contre, a plutôt cherché à dissimuler cette difficulté (il ne l’évoque que vaguement) et d’en atténuer la portée en renvoyant aux calendes grecques la solution de ses contradictions. On peut légitimement se demander pourquoi des philosophes de la nature, bien instruits de la faillite d’Aristote, s’accrochent à sa physique. Voici la clé de l’énigme tel que nous la donne Maimonide :
« Il est donc démontré que le moteur premier de la sphère céleste,…, ne peut être nullement ni un corps, ni une force dans un corps ; de sorte que ce moteur n’a point de mouvement…n’est susceptible, ni de division, ni de changement, comme il a été dit dans la septième et cinquième proposition [de la physique d’Aristote]. Et c’est là Dieu – que son nom soit glorifié !- je veux dire, qu’il est la cause première qui met en mouvement la sphère céleste »
Les géomètres du Moyen-âge, aussi bien juifs, chrétiens que musulmans savaient que les sphères d’Aristote ne tournaient pas rond, tout en avouaient, pour les plus honnêtes d’entre eux, qu’ils ont besoin d’Aristote, caution scientifique, neutre en quelque sorte, qui leur offrait sur un plateau l’idée d’un Premier Moteur inobservable faisait tout mouvoir sans bouger le petit doigt. C’est ce que j’appelle le Grand Stator, halo magique qui enveloppe l’univers et le meut. N’allez surtout pas croire qu’il a disparu : de nos jours, il s’est transformé en énergie très concentrée qui a fait grand bruit, un big bang qui a mis l’univers en branle. Les théories changent, le big Stator ou le Grand bang reste.
Revenons au Moyen-âge ! La guerre sainte que les Almohades avaient menée aussi bien en Afrique du Nord qu’en Andalousie était fondée sur une terrible idéologie concoctée par un illuminé : Ibn Tumart. Sa doctrine consistait à expliquer à ses contemporains, qui en doutaient certainement, que la foi était fondée non seulement sur une adhésion plus ou moins libre, mais sur une irréfutable conviction, ce qui justifiait donc la coercition à l’égard de ses adversaires. Il manquait à cette idéologie une caution et une confirmation scientifique. Ce sera Averroès, contraint par le Sultan de s’en référer, et certainement aussi à s’en tenir, à Aristote et sa théorie du ciel. Si tous les géomètres de son temps, comme ceux qui les avaient précédés, en doutaient fortement, Averroès ne désavoue pas clairement le premier Moteur. Le fiasco de la philosophie naturelle du Moyen-âge tient donc en peu de mots : même s’il était bancal, tout le monde avait besoin du Premier Moteur pour tenir son monde.
Conclusion:
le verre d’Averroès est en partie plein, mais aussi en bonne partie vide. On pourrait affirmer que les dignes héritiers de la bonne partie d’Averroès ont été nos concitoyens européens. Ils ne s’y sont pas trompé : il ont compris que la renaissance de la rationalité grecque et des humanités, comme on dit, est la seule chance de faire reculer le Moyen-âge judéo-islamo-chrétien. Mais l’autre partie, totalement creuse et rétrograde, est celle qui prévaut toujours dans la majeur partie du monde musulman.
Positivons et ne soyons pas totalement ingrats : disons qu’il nous faut renouer avec la logique d’Aristote et avec son grand commentateur Averroès !
Pascal Hilout.
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